
Le manuscrit maudit que je ne publierai jamais…
Et pourtant, il est plus vivant que tout ce que j’ai écrit.
Il dort dans un dossier crypté.
Un nom anodin : roman 4.
Personne ne le lit. Personne ne le lit encore.
Et parfois, je me demande si moi-même, je ne le lis pas à moitié.
Ce manuscrit, je l’ai commencé un soir où j’aurais dû dormir.
Tu sais, ce genre de nuit sans rêve, où la fatigue se mêle à la lucidité comme le poison au miel.
Il ne devait être qu’un exutoire, un jet brutal, un cri intérieur.
Il est devenu… autre chose.
Un miroir malveillant.
Un pacte.
Un piège.
Il dit la vérité. C’est bien ça, le problème.
Pas la vérité au sens biographique, je ne suis pas folle.
Je sais encore inventer. Détourner. Dissimuler sous des fictions.
Mais celle-là…
Ce roman-là ne ment sur rien d’essentiel.
Il parle d’une femme que j’ai été.
Ou que je suis encore, certains jours où je baisse la garde.

Il parle de désirs que je nie, de violences que j’ai subies, de rêves que j’ai eus et que j’ai volontairement étranglés, de traumatismes, d’erreurs impardonnables.
Il ne cherche pas à être beau.
Il cherche à brûler.
J’ai tenté de le réécrire, de le déguiser, de l’édulcorer.
Je l’ai maquillé comme un cadavre qu’on présente aux vivants.
Mais chaque tentative l’a rendu plus laid. Plus faux. Plus bavard.
Ce manuscrit n’accepte que l’honnêteté brutale.
Et je ne suis pas encore prête à la lui offrir devant témoins.
Pourquoi ne pas le publier, alors ?
Par peur.
Pas du jugement littéraire : je peux encaisser ça.
Mais du regard des proches, quelle que soit leur distance.
Des lecteurs qui croient qu’un personnage, c’est toujours un reflet.
De ceux qui liront entre les lignes et y verront des aveux.
Ou pire : des appels à l’aide.
Ce manuscrit, s’il sort, c’est moi que je donne en pâture.
Pas l’autrice.
La femme.
Celle que je protège justement en écrivant.
Pourtant il vit. Encore.
Je le relis parfois.
Il m’épuise. Me réveille. M’éblouit.
C’est mon texte le plus indocile. Le plus habité.
Le plus vrai.
Et c’est aussi celui que je ne publierai jamais.
Pas maintenant.
Probablement jamais.
Mais il est là.
Comme une bête tapie.
Comme un feu sous la peau.
Comme un roman fantôme.
Image par 愚木混株 Cdd20 de Pixabay

